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LA NOUVELLE NAVETTE

Polémique autour d'un article du Monde sur Saint-Etienne

18 Décembre 2014, 11:34am

Publié par LA NOUVELLE NAVETTE

Comme vous ne devez pas l'ignorer, le journal Le Monde a fait paraître le 9 décembre dernier un article qui dépeint Saint-Etienne comme une ville "minée par la pauvreté" et qualifie la ville de "capitale des taudis".

Nous souhaitions donc relayer sur le blog la réponse de Jean-Michel Dutreuil, architecte et professeur à l'école d'architecture, parue dans l'Essor deux jours plus tard.

La voici :

Jean-Michel Dutreuil est architecte, urbaniste et enseignant-chercheur à l’École d’Architecture de Saint-Étienne. Comme de nombreux Stéphanois il a été « sidéré par la légèreté et la violence (des) mots » utilisés par la journaliste du quotidien Le Monde dans son article intitulé « Saint-Etienne, le centre-ville miné par la pauvreté ». Il a décidé de rédiger une lettre ouverte à la journaliste, que nous reproduisons ici avec son autorisation.

« Madame,

Je ne doute pas, comme certains lecteurs le penseront, que vous soyez venue ici visiter notre cité, je ne doute pas non plus que vous ayez consulté des études socio-économiques sur Saint-Étienne et parcouru une synthèse des statistiques et des données sociales, INSEE ou autre, que vous ayez rencontré sans doute aussi quelques Stéphanois « référents » recommandés par vos contacts. Je doute cependant de la pertinence de discernement et d’investigation dont témoigne ce texte, et je ne comprends pas quels sont sont vos objectifs et quelles motivations vous conduisent à dégrader aussi gravement l’image d’une ville et d’une métropole qui avance et quotidiennement travaille à son avenir ?

Il y a des gens qui vivent ici, Madame, et qui vivent bien, sans doute beaucoup mieux que dans bien des villes françaises. Ces gens ne comprennent pas vos propos superficiels de journaliste pressée, traversant sans visiblement comprendre un territoire complexe, inventant à partir de données statistiques une population de « miséreux » vivant dans des taudis et mangeant à la soupe populaire. S’agit-il simplement de légèreté, d’une tentation facile d’effets journalistiques ? d’une fascination malsaine pour un l’exotisme de la pauvreté, ou s’agit-il au fond d’une idéologie plus radicale ?

Etes-vous consciente, et le journal Le Monde aussi, que vos propos sont très proches de ceux de l’extrême droite et qu’ils nourriront sans aucun doute, les arguments les pires ? Il ne manque que l’insécurité dans cette imagerie de bazar et ce très mauvais réalisme social: une somme de lieux communs surannés où les « miséreux » côtoient les taudis, les kebabs, les « HLM construits à la va-vite » et même Bernard Lavilliers !

Quant au sujet de l’immigration vous convoquez pour légitimer votre propos sur le quartier de Tarentaize les mots d’un jeune concitoyen musulman sur lequel vous aviez déjà écrit dans un état d’esprit qui semblait plus progressiste cependant. L’immigration Madame, n’a pas commencée ici en 1960 mais au XVIIIe siècle. Saint-Étienne a même été dessinée et tracée en 1791 par un jeune immigré italien. La Cité s’honore ainsi de deux siècles d’immigration qui ont fait sa richesse culturelle puis économique ; le tissu d’entrepreneurs issus de nos immigrations est considérable. Ce processus d’assimilation et de fusion est le même pour les immigrations du XXe siècle. Saint-Étienne s’honore de son immigration car cette ville est profondément moderne et n’a peur ni de l’avenir ni de l’arrivée de nouveaux concitoyens, cette ville accueille et avance.

La ville dont vous parlez Madame, n’est pas celle que je connais, celle dans laquelle je vis, précisément au centre et dans ce terrible quartier de Jacquard, une ville dans laquelle je travaille depuis 40 ans, comme architecte, urbaniste et comme enseignant-chercheur à l’ENSAE l’École nationale supérieure d’architecture de Saint-Étienne, l’une des meilleures écoles françaises d’architecture, installée précieusement au coeur actif de la Cité, place Jacquard, dans ce que vous considérez comme un quartier miséreux ! Savez vous que sous la direction de l’Epase ce quartier est en pleine requalification ?

La prochaine fois que vous viendrez ici, passez par la place Jacquard et par notre École nous serons très heureux de vous accueillir et acceptez de rencontrer nos étudiants venus des quatre coins de France ou d’Europe, ou de plus loin encore pour étudiez ici, dans ce lieu, dans cette « capitale de misère » comme vous le dites… Au bout de quelques mois ils ne veulent plus quitter cet enfer !

Ces jeunes gens vous expliqueront de façon précise, dans un style qui ne sera ni misérabiliste, ni approximatif comme vous le faites, mais profond, vif, plein de responsabilité et d’énergie, quelle est la qualité de la vie ici, quelle sont les beautés et les richesses de cette ville, quels sont ses potentiels et ses challenges, quels sont ses projets et ses multiples dynamiques… Ils vous diront aussi comment l’avenir de notre ville et de notre territoire sont au centre de leurs réflexions et de leurs projets. Ils pourront vous conduire aussi à la Cité du Design, à l’École des Beaux Arts, à l’École des Mines, à l’Enise, ou encore à l’Université Jean-Monnet, à l’École Supérieure de Commerce, à Télécom Saint-Étienne, à l’École de la Comédie de Saint-Étienne Centre Dramatique National, etc. Là aussi vous verrez d’autres jeunes gens animés par leurs projets, leurs recherches, l’avenir.

Si vous avez la courtoisie de venir nous saluer je prendrai le temps nécessaire pour vous dire quelle a été l’histoire de cette ville et quelle est sa réalité aujourd’hui, une cité profondément créative, inventive et forte d’une capacité d’adaptation assez inouïe qui lui a permis de se relever en deux siècles des multiples crises, succédant à d’exceptionnelle périodes de prospérité; une ville courageuse et intelligente ! Je vous expliquerai comment ce territoire a fait face il y a 35 ans à la pire conjonction de crises industrielles qu’on puissent imaginer en si peu de temps sur un territoire de cette taille (houillères, sidérurgie, mécanique, rubanerie, armement), sans sombrer dans l’inertie, le fatalisme et la misère, mais en réagissant immédiatement et en régénérant son tissu industriel et économique qui aujourd’hui est plus important qu’avant cette grande crise, aujourd’hui lointaine et oubliée. Je vous dirai comment cette ville est ainsi aujourd’hui riche d’un des plus denses réseaux de pme-pmi Français. Je vous expliquerai également comment quelques universitaires locaux, discrets mais brillants et très actifs, ont réussi avec le soutien des maires successifs à transformer Saint-Étienne en une ville universitaire de plus de 25 000 étudiants, une population en croissance permanente, et un tissu universitaire où fonctionne ici l’ascenseur social comme nulle part ailleurs.

Cette ville est discrète, Madame, les Stéphanois n’aiment pas communiquer ou se mettre en avant, ils préfèrent produire et avancer, c’est une ville d’un abord austère et sans doute difficile à cerner rapidement, mais elle est inventive, réactive, conviviale et chaleureuse.

Nous vous pardonnons donc votre légèreté de plume, et espérons que vous saurez repenser à nos réactions sincères et à nos témoignages. Si un jour vous voulez faire une autre chronique sur la diversité urbaine stéphanoise prenez le temps de venir nous voir et de nous connaître et comprendre mieux. »

Jean-Michel Dutreuil

Source : http://lessor.fr/2014/12/11/article-du-monde-sur-saint-etienne-la-lettre-ouverte-dun-professeur-darchitecture/

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